Magistrats vs. Journalistes

Le Syndicat des Magistrats de Madagascar a choqué les journalistes ce 15 janvier en leur disant, avec bien peu de délicatesse, qu’il leur faille cesser de colporter des mensonges sur l’implication de magistrats dans l’affaire du kidnapping de Toamasina. Brandissant la menace du procès pour diffamation, ceux-ci exigent des rectifications et excuses publiques afin de disculper les magistrats de Toamasina qui ne sont pas loin de connaître la sentence de leurs confrères illégitimes : les justiciers populaires. Mais diffamation y a-t-il eu ?

Cet article est une republication de l’article original publié sur la version antérieure de Lexxika.com.
Il n’est donc plus d’actualité, mais vous pouvez y trouver des réflexions et des points de Droits qui restent encore valides et pertinents.

 

Il y a depuis ces dernières années, un vent de liberté qui souffle à Madagascar. Liberté d’expression j’entends. De ce que je vois régulièrement sur mes fils d’actualités Facebook et comprends à travers la lecture journalière des quotidiens malgaches, le government bashing se fait moins timide et l’engagement politique((même si elle reste au stade de débats)) semble enfin naître au sein de la génération auquel j’appartiens. Principaux intéressés et bénéficiaires de cette liberté, les journalistes dénoncent plus volontiers dans leurs diatribes. Malgré leurs tendances à user de conclusions culpabilisatrices qui, si véridiques soient-elles, n’en demeurent pas moins lassantes, ceux-ci me semblent s’appliquer de plus en plus dans leur investigation journalistique. Pour le grand plaisir du potentiel personnage public, il me semble également que les journalistes se refrènent dans leur ancienne mission divine de livrer sur la place publique les noms des gens impliqués dans les affaires douteuses.

Dans la dernière affaire en date qui secoue le pays, sur le kidnapping des enfants d’un commerçant du bois de rose à Toamasina, les journalistes n’ont eu de cesse de parler de l’implication de magistrats. Un magistrat aurait employé au préalable l’un des suspects, alors taulard, dans le cadre d’une activité pénitentiaire et la voiture du rapt aurait été retrouvée dans la propriété d’un employé du tribunal. Alors que tout le monde attendait patiemment des noms, les journalistes ont tenu bon et ont tu le nom du magistrat, dans la considération de leur déontologie, le respect de la présomption d’innocence, et plus vraisemblablement afin d’éviter un procès pour diffamation.

Il me semble d’ailleurs, à la lecture de leurs articles, que les journalistes se soient fortement retenus dans leurs investigations. Peut-être est-ce par peur des représailles du magistrat concerné, ce qui serait compréhensible tant le souvenir de 2014 reste douloureux((référence à la détention « préventive » de deux journalistes dans une affaire de diffamation envers un ministre – je crois – et la grève qui s’ensuivit)). Et c’est dommage ! Il est de notoriété publique que nos magistrats ne sont pas tous des anges et il n’y a aucun autre corps de métier capable de dénoncer si aisément et à l’échelle nationale les manigances des puissants… ou du moins d’en relater les faits objectifs.

Ce qui est plus dommage encore, c’est que malgré les précautions des journalistes, les magistrats, en la personne du Syndicat des Magistrats de Madagascar, ont quand même « haussé le ton », à défaut de parler de menace peu subtile. Depuis la publication des articles étayant la thèse de l’implication d’un magistrat dans l’affaire du kidnapping, les juges de Toamasina font l’objet de menaces de mort et ne semblent pas loin de connaître la vindicte populaire((http://www.moov.mg/actualiteNationale.php?articleId=871951 )). En conséquence, ce 15 janvier 2016, le SMM a aimablement rappelé aux journalistes ce que coûte la diffamation à l’encontre des magistrats((http://www.madagascar-tribune.com/Le-syndicat-des-magistrats-met-en,21779.html )). Afin de redorer leur blason aux yeux de la population, ils réclament aux journalistes d’apporter les erratums nécessaires auprès des lecteurs et, tant qu’ils y sont, d’effectuer des excuses publiques. Le SMM, à titre de gracieux rappel des textes, se serait même attelé à énoncer les différents articles du Code pénal qui attendent les journalistes qui se rendraient coupable de diffamation envers les magistrats.

Précisons que je n’émets aucune hypothèse concernant l’affaire du kidnapping : ni de la culpabilité de magistrats, ni de la compétence d’investigation de la presse. Après tout, l’enquête judiciaire suit son cours. Ce qu’il convient par contre de souligner, c’est que si malheureux que prennent la tournure des évènements, nous sommes en face d’un excellent exemple des excès des juges lorsqu’ils deviennent protagonistes. Obnubilés par leurs intérêts((qui, à leur décharge, est quand même une question de survie)), ils en oublient la sagesse, la réserve et l’impartialité qui doivent les habiller, en même temps que leurs robes, lorsqu’ils prennent leurs fonctions.

En l’occurrence, ils semblent avoir oublié d’une part les éléments constitutifs de l’infraction de diffamation, et d’autre part, le respect de l’impartialité et de l’indépendance qui désapprouve toute forme de corporatisme. C’est même indiqué dans l’article 16 de leur code de déontologie((décret nº 2005-710 du 25 octobre 2005)) ! Et affirmer gratuitement qu’aucun magistrat n’a rien fait sans aucune considération de l’enquête en cours, même par sympathie envers ses pairs, c’est du corporatisme.

Mais bon, il n’y a rien à dire sur la question du corporatisme car, de toutes les façons, tout le monde le fait. Cependant, il me semble important, pour la liberté d’expression((dont le respect scrupuleux m’est important pour continuer à écrire sarcastiquement en toute liberté)) et pour manifester le mépris que tout un chacun doit avoir face à ceux qui abuseraient de leurs connaissances juridiques aux fins d’intimidation, de rappeler ce qu’on doit entendre par diffamation et ses limites.

De la diffamation

Le pas très bien nommé et tristement notoire « loi contre la cybercriminalité »((loi n° 2014-006 du 19 juin 2014)) dispose au sein d’un article 20 que l’injure ou la diffamation commise envers les corps constitués, les cours, les tribunaux sera punie d’un emprisonnement de 2 à 5 ans et d’une amende de 2 millions d’ariary (près de 700 euros) à 100 millions d’ariary (près de 7000 euros).

La diffamation est, parce que la loi précédemment soulevée n’a pas jugé nécessaire de le rappeler, conformément à l’article 82 de la loi nº 90-031 du 21 décembre 1990 sur la communication :

“Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes, discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.”

L’infraction de diffamation requiert donc la réunion de 3 éléments constitutifs qu’il convient de justifier en intégralité sans quoi l’infraction n’est pas caractérisée :

  • Des propos portant sur l’allégation de fait précis ;
  • La mise en cause d’une personne ou d’un corps déterminée ou identifiable, qui, même si elle n’est pas expressément désignée, peut être clairement identifiée ;
  • Une atteinte à l’honneur ou à la considération de la ou des personnes ciblées.

1 – Des propos portant sur l’allégation de faits précis

Il s’agit de l’élément qui différencie l’injure de la diffamation. L’injure est, d’après l’article 82 mentionné précédemment :

« Toute expression outrageante, termes de mépris ou invectives qui ne renferment pas l’imputation d’un fait ».

Ainsi, traiter son supérieur de « Pd » est une injure, tandis que colporter avec ses collègues que celui-ci a couché avec Robert de la comptabilité est une diffamation – pour peu qu’il considère cela comme une atteinte à son honneur -. À titre d’anecdote, l’une des stratégies les plus appréciées des avocats en face d’un dossier de diffamation ou d’injure, c’est de démontrer qu’il s’agit en fait de l’inverse : la diffamation serait en fait une injure et vice versa. L’intérêt, c’est que si le juge se laisse convaincre, la relaxe sera accordée et le principe général du droit pénal « Non bis in idem »((grossièrement traduit par : « Pas deux fois pour la même chose »)), interdira une nouvelle poursuite basée sur les mêmes faits, même sous une autre qualification.

Pour revenir à nos journalistes : ceux-ci ont supputé qu’un magistrat était impliqué dans l’affaire du kidnapping. En conséquence, des propos portant sur l’allégation de fait précis ? Checked.

2 – La mise en cause d’une personne ou d’un corps déterminée ou identifiable, qui, même si elle n’est pas expressément désignée, peut être clairement identifiée ;

La médisance n’est diffamation que si la personne visée est expressément citée ou identifiable. Ainsi, si je me mettais à médire sur Ravalomanana, ce serait constitutif de diffamation. Si me mettais à médire sur le président vendeur de lait, ce serait également constitutif de diffamation. Dans l’hypothèse de l’identification, il est nécessaire que la personne ou le groupe de personnes ciblé soit identifiable par les termes et écrits incriminés.

Dans le cas d’espèce, la presse a écrit sur :

Les intéressés ne sont donc pas directement déterminés. Quant à l’identification… Je vous invite à essayer de deviner l’identité des personnes concernées à la seule lecture de ces informations.

Il semblerait cependant que le SMM, si on en croit l’article suivant, soulève le problème non pas du point de vue de la personne concernée, mais du corps de la magistrature entier : les magistrats en tant qu’ensemble.

Et ce raisonnement, si c’est bien celui du Syndicat, me paraît erroné. La loi dispose que la diffamation est « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ».

Lorsque les journalistes ont dit qu’un magistrat est impliqué dans l’affaire de kidnapping, ils parlent d’UNE seule personne dont l’activité professionnelle est d’être magistrat. Ils n’ont jamais dit que l’ENSEMBLE des magistrats était impliqué. Lorsque le texte différencie la « personne » et le « corps », c’est pour permettre d’incriminer les diffamations envers une personne seule ou envers un groupe de personnes. Ce n’est pas pour inciter à tous ceux qui partagent une même caractéristique que la personne calomniée de s’insurger à leurs tours. Si quelqu’un devait dire que les Chinois étaient moches, ce serait une allégation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur des Chinois. Si quelqu’un devait dire que Xi Jinping était moche, ce serait une allégation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur de sa personne. Par contre, si quelqu’un devait dire que Xi Jinping était moche, et que l’ensemble des Chinois crie à l’allégation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur des Chinois, ce serait tout simplement ridicule.

En conséquence, la mise en cause d’une personne ou d’un corps déterminée ou identifiable ? Bof.

3 – Une atteinte à l’honneur ou à la considération de l’intéressé

Parler de quelqu’un derrière son dos ou devant son ventre, c’est juste une petite causerie. Pour diffamer, il faut que les faits allégués soient susceptibles de porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne visée.

En l’occurrence, de manière globale, la presse a tout simplement indiqué, en recoupant les indices à sa disposition, qu’un ou des magistrats pourraient être impliqués dans l’affaire du kidnapping((http://www.madagascar-tribune.com/Magistrat-policiers-condamne-a,21736.html ))

Le fait de publier qu’une personne, qui s’avère être magistrat, soit éventuellement impliquée dans l’affaire de kidnapping est-il constitutif d’une atteinte à l’honneur de cette personne ? Vraisemblablement. Peu importe d’ailleurs le métier exercé, voir son identité exhibée dans une affaire criminelle ou délictuelle me semble nuire à l’honneur de n’importe qui.

Mais la question se pose surtout de savoir si le fait d’indiquer qu’une personne qui s’avère être un magistrat soit impliquée dans l’affaire de kidnapping est constitutif d’une atteinte à l’honneur de tout le corps de la magistrature.

Il faut savoir que la magistrature n’est pas une institution modeste, même si cette remarque s’applique facilement à l’ensemble des juristes. Leur code de déontologie((décret nº 2005-710 du 25 octobre 2005)) précise d’ailleurs dans un article 11 que:

« Le magistrat veille à ce que sa conduite soit irréprochable aux yeux d’un observateur raisonnable ».

Et l’article 12 dispose que :

« Le comportement et la conduite du magistrat doivent inspirer la confiance du public en l’intégrité de la fonction juridictionnelle ».

Alors, on peut comprendre que lorsqu’on les titille dans leurs armures rutilantes de chevaliers blancs, ils le prennent mal.

Cependant, si codifié et strict que soit le statut de magistrat, cela reste un statut professionnel, un travail. À ce que je sache, les journalistes ont depuis toujours dénoncé publiquement les agissements illégaux de fonctionnaires de l’administration, de policiers, de militaires, etc., sans que cela ait jeté le discrédit sur l’ensemble de ces professions… pas après une seule affaire en tout cas.

Soyons sérieux, le fait de publier que Rakoto qui est impliqué dans le kidnapping est magistrat ne porte aucunement atteinte à l’honneur de l’ensemble de la profession. Mais, me direz-vous, les journalistes font référence non à « une personne qui s’avère être un magistrat » comme je le martèle, mais directement à « le magistrat ». N’est-ce pas viser la profession entière ? Auquel cas je répondrais : « C’est une figure de style ! » L’auteur remplace un nom précis par un terme ou une expression qui exprime ses qualités. Il s’agit, je crois, d’une périphrase. C’est la même procédé que j’applique lorsque je parle du « président vendeur de lait ». À la différence, que les journalistes, eux, n’avaient aucun moyen de désigner la personne concernée dans leurs narrations à part soulever sa qualité de magistrat.

En conséquence, une atteinte à l’honneur ou à la considération de l’intéressé s’il était identifié ou identifiable ? Oui certainement ! Une atteinte à l’honneur ou à la considération du corps auquel l’intéressé appartient ? Meuh.

Pourquoi tant de haine

À leur décharge, bien que j’estime que les actions du SMM se rapprochent du gonflement viril de biceps, il est tout à fait compréhensible que les magistrats s’émeuvent dans cette affaire. Depuis les publications mentionnant l’implication possible d’un magistrat dans l’affaire du kidnapping, le personnel du Tribunal de Toamasina risque leur intégrité physique. Et, sachant que leur problème avec la population Toamasinarois((j’hésite à dire Tamatavienne vu que Tamatave n’est plus)) a commencé avec la publication des articles incriminés, il est facile de faire précipitamment le lien.

Cependant, ce serait chercher un bouc-émissaire. Certes, l’intervention des journalistes a mis le feu aux poudres, mais ils n’auraient été que l’allumette. Madagascar est jonché d’histoires saugrenues impliquant les gouvernants, les juridictions, les militaires et les policiers, et ce, depuis des décennies. Cela n’a pas forcément entraîné une manifestation brutale du mécontentement de la population, mais je pense que, de nos jours, la population n’est pas loin de l’éclatement. Les magistrats de Toamasina ne doivent pas leur situation hasardeuse aux journalistes qui me semblent avoir fait leur travail avec précaution((je suis convaincu qu’ils pouvaient aller beaucoup plus loin)). Ils le doivent plutôt à une population incertaine. Au lieu, d’en vouloir aux journalistes, s’attirant les foudres de l’ordre, il convient mieux de traiter, de manière efficace les pommes pourries de l’administration judiciaire. Mais, je ne m’arrêterais pas à la seule idée du « les politiciens((qui inclut ici les membres de l’appareil judiciaire qui ne sont pas des politiciens)) tous des pourris ». Il me semble que le peuple commence à être de plus en plus en faute. Mon sentiment se résume parfaitement par l’illustration de Pov, publiée dans le journal l’Express de Madagascar((et que vous retrouverez sur sa page facebook « Pov Toon »)) : dans une salle de classe malgache, l’instituteur indique sur le tableau le mot « DISCIPLINE », et les élèves, représentant le peuple, lisent à haute voix « DICTATURE ».

Mais cette réflexion-là sera pour une autre fois.

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